"Regards croisés à Manhattan"
d'après le roman "La cité de verre" de Paul Auster
Texte et photographies (© Copyright Arnaud Rodamel, tous droits réservés)
Je me suis
rendu pour la première fois sur le sol américain en octobre 2013
afin de visiter Manhattan.
Ma
destination préférée étant la brousse africaine, qu'elle soit au
Mali ou au Burkina Faso, j'appréhendais de gagner un quartier où la
densité est de 27 212 habitants au km2. Alors, avec beaucoup de
mauvaise foi, j'éprouvais un malin plaisir à dire que j'allais à
New York à reculons avec pour seule motivation celle de faire
plaisir à ma compagne.
J'ai
cependant préparé ce nouveau périple avec un intérêt
grandissant. Très vite, l'idée de réaliser un travail
photographique s'est imposé mais, rapidement, une double
problématique a jailli. Lorsque j'ai déplié le plan sur la table
de ma salle à manger, je me suis réellement rendu compte de
l'étendue de Manhattan et je me suis demandé si les neuf jours que
j'avais prévus sur place suffiraient pour réaliser un tel projet.
Balayant du regard la représentation des principales artères, je me
suis senti comme un gamin pétrifié d'incertitude devant un terrain
de jeu trop grand pour lui. Beaucoup de questions me sont alors
venues à l'esprit. Comment photographier l'un des quartiers les plus
célèbres au monde ? Comment m'approprier et restituer un secteur
que tout le monde arrive à se représenter sans même y avoir mis
les pieds ? Que pouvais-je apporter de nouveau à ce qui avait déjà
été fait notamment par des artistes beaucoup plus talentueux que
moi ?
D'emblée,
j'ai rejeté l'idée de photographier les principaux édifices tels
que la Statue de la Liberté, la Trump Tower, Ground zero ou encore
le pont de Brooklyn. Même si je ne savais pas encore à quoi
ressemblerait mon travail photographique, je ne voulais pas qu'il
soit comparable à une simple succession de cartes postales. Je me
devais alors de trouver une approche originale. Mais, laquelle ?
Pendant plusieurs semaines ma réflexion n'a abouti à rien. J'ai eu
beau me triturer l'esprit, je n'arrivais pas à déterminer comment
appréhender Manhattan...
Une nuit de
juillet, je me suis réveillé en sursaut avec, en tête, « la
» bonne approche, du moins celle qui me correspondait le plus. Oui,
c'était bien ça, il fallait que je tire de cette ville ce qu'elle
avait de plus intime et non de plus grandiose. Je me suis rappelé, à
ce moment précis, d'avoir lu quelques années auparavant la «
Trilogie new- yorkaise » de Paul
Auster. J'avais le vague souvenir que le personnage principal du
premier tome (« La cité de verre »)
déambulait dans Manhattan en effectuant un parcours très précis.
Je me suis alors levé et j'ai cherché désespérément ce roman
dans ma bibliothèque. Après l'avoir déniché victorieusement, je
l'ai relu frénétiquement dans son intégralité. Ma mémoire
n'était pas si défaillante : le personnage de Quinn effectuait
bien, à pied, un trajet très détaillé dans le quartier que je
prévoyais de visiter. L'auteur, en quelques lignes seulement,
apportait de précieuses indications sur le circuit ainsi effectué
en citant des noms de rues, d'avenues ou encore d'édifices.
Je tenais
enfin mon approche. J'envisageais, en déambulant à mon tour sur ce
trajet prédéterminé, de saisir des scènes de rue et autres scènes
de vie ; scènes qu'aurait pu voir le protagoniste de ce roman,
scènes qu'a dû voir Paul Auster lui-même avant d'écrire son
récit.
Ma
satisfaction a été de courte durée car cette démarche m'a
rapidement semblé trop évidente. J'ai décidé alors de m'imposer
une contrainte technique et de n'emporter avec moi qu'un appareil
numérique équipé d'un simple zoom transtardard. En choisissant des
focales comprises entre 35 mm et 50 mm (focales qui restituent au
mieux l'angle du champ de vision humain) je m'obligeais, plutôt que
de saisir de vastes édifices, à pénétrer dans les entrailles de
ce quartier afin de saisir des regards, des gestes, des sourires. Je
m'imposais aussi à faire ressortir de mes déambulations des
éléments de mobilier urbain anodins mais porteurs de beaucoup de
sens et d'émotion. Surtout, cette démarche me permettait de rester
fidèle à l'esprit du roman de Paul Auster. En effet, les
personnages de « La cité de verre » semblent
happés par le gigantisme de Manhattan. De par leur présence,
leurs actions, ils contribuent à alimenter l'énergie de ce
quartier qui, en retour, les annihile entièrement.
Une fois sur
place, j'ai jonglé constamment avec mon appareil photographique, mon
plan surligné de rose fluo et un exemplaire de « La cité
de verre ». Je me suis alors rendu compte que s'approprier un
quartier ou une ville par l'intermédiaire d'un roman et que se
fondre dans la peau d'un personnage de fiction était une approche
culturelle inégalable. J'ai aussi compris pourquoi ce roman m'avait
tant plu quelques années auparavant : Paul Auster, grand amoureux de
Manhattan et grand marcheur dans l'âme, avait su restituer
l'immensité de ce quartier en révélant son imperceptibilité.
De retour en
France, j'ai raconté à tout le monde que je n'étais pas satisfait
de mon travail, qu'il fallait que je projette un second séjour à
Manhattan pour le parfaire. Mes pieds ont donc refoulé la terre
américaine en mai 2016. Était-ce vraiment nécessaire ? Personne ne
le saura...